Hommage a André-Paul Duchâteau.

Le 26 août dernier disparaissait André-Paul Duchâteau, romancier et scénariste de la bande dessinée Ric Hochet, lequel avait déjà perdu son premier père, le dessinateur Tibet, en 2010. En manière d’hommage à ces deux artistes qui enchantèrent nos jeunesses et continuent de faire notre bonheur d’adultes, je vous propose de découvrir ou redécouvrir le texte que je leur avais consacré en 2004 dans la revue Figures.

L’éternité par ricochet

JE ME SOUVIENS qu’au temps où ses aventures paraissaient au rythme de deux à quatre planches par semaine dans Tintin (« L’hebdomadaire des super-jeunes de 7 à 77 ans »), Ric Hochet écrasait littéralement la concurrence. Dans le numéro 1227 du 4 mai 1972, la rédaction commentait en ces termes, et dans la typographie originale, les résultats du referendum organisé chaque année parmi les lecteurs du journal : « Dans sa catégorie, MAIS AUSSI AU CLASSEMENT GENERAL, victoire presque « toutes catégories » de RIC HOCHET. Ce n’est pas nouveau, il y a six ans qu’André-Paul Duchâteau et Tibet tiennent la position. Ric Hochet, c’est le Gibraltar de la bande dessinée du journal. Un Gibraltar où flotte bien haut le drapeau. » Seul l’honorable Taka Takata, lauréat de la catégorie « Gag » et deuxième du classement général, paraissait en mesure de contester la suprématie du jeune homme à la Porsche jaune et indéboulonnable titulaire du maillot de la même couleur dans nos cœurs qui battaient un peu plus fort le jeudi. Aujourd’hui que paraissent enfin les cinq premiers volumes de L’Intégrale Ric Hochet (quand l’autre grand personnage croqué par Tibet, Chick Bill, connaît depuis longtemps les honneurs de cette manière de Pléiade de la bande dessinée), lesquels couvrent les années 1961 à 1973, il faut reconnaître que cette série justifiait pleinement l’admiration générale. Les dix-huit premiers albums ici rassemblés (depuis Traquenard au Havre jusqu’à Enquête dans le passé) correspondent à l’une des périodes les plus fastes des aventures du reporter de La Rafale — même si Bruno, P. (19 ans) de Paris, dans un courrier de lecteur adressé à Tintin en mai 1972, repère les prémices du déclin dès Rapt sur le France, paru en… 1966 (repris dans le volume 3 de l’Intégrale), tout comme certains affirment que les Rolling Stones ont cessé d’être les Rolling Stones après l’album Aftermath… près de quarante ans plus tard, les Pierres roulent toujours et Ric Hochet aussi, quoiqu’un terrible accident survenu dans le soixante-neuvième et dernier album en date : L’Homme de glace (publié en même temps que le début de l’Intégrale) l’ait temporairement contraint d’abandonner sa voiture de sport au profit d’une moindre cylindrée. Il arriverait par la suite à André-Paul Duchâteau de quelque peu maltraiter la chevelure de l’intrigue pour parvenir à ses fins et au mot « Fin » dans le coin inférieur droit de la quarante-quatrième planche mais, en attendant, il alignait d’impeccables scénarios dont plusieurs méritent de figurer au tableau d’honneur des enquêtes de notre héros. C’est notamment le cas de Ric Hochet contre le bourreau (volume 5), qui débute dans « un pays étranger » jamais nommé mais furieusement évocateur de l’ex-Allemagne de l’Est (la disparition du journal Tintin précéda de quelques années celle du bloc soviétique sans qu’on puisse dire lequel des deux événements nous paraissait à l’époque le plus improbable), subtile chorégraphie exécutée par un chat et une souris qui ne cessent d’inverser les rôles d’espion et d’espionné. Ou de Cauchemar pour Ric Hochet (également dans le volume 5) où l’idole des super-jeunes de 7 à 77 ans peine à écarter les soupçons de traîtrise qui pèsent sur lui (n’importe quoi !) Avec le recul, on distingue mieux la manière dont Ric Hochet prolongeait ou annonçait quantité de héros populaires. À commencer, bien entendu, par Tintin : même pratique casse-cou du métier de reporter et même sexualité improbable — il faudrait attendre des années avant que se précise la relation entre Ric et Nadine, nièce de son grand ami, le commissaire Sigismond Bourdon (et des années aussi pour que Nadine commence à dévoiler ses formes, trop tard pour enchanter nos adolescences onanistes). James Bond aussi, pour la voiture et tel clin d’œil — dans Cauchemar pour Ric Hochet, celui-ci se réfugie dans un cinéma qui donne une aventure imaginaire du Commandeur britannique ironiquement intitulée… Le fils de James Bond. Ou encore Zorro, pour la veuve et l’orphelin comme pour les relations compliquées quoiqu’inversées avec le père — ce dernier, hors-la loi récidiviste, usurpe l’identité de Ric dans Alias Ric Hochet (volume 3) tout comme le père de Zorro empruntait le déguisement de son justicier de fils dans un des épisodes les plus mémorables de la série. Voire Les Mystères de l’Ouest pour le mélange d’investigation et de surnaturel (cf. Les Spectres de la nuit ou Les Compagnons du diable, tous deux de la meilleure veine, dans le volume 4). Dans le dossier qui accompagne le premier tome de cette Intégrale (« Oui, et les bonus ? » veut savoir la génération DVD. Eh bien, on trouvera principalement dans chaque volume quelques bribes d’entretien avec les deux auteurs ainsi que la reproduction des nombreuses couvertures de Tintin consacrées à Ric Hochet. Satisfaits ?), Tibet atteste du caractère composite de son personnage fétiche : « Physiquement, Ric Hochet ressemble à Chick Bill, mais aussi au comédien Gérard Blain. À cette époque, il jouait le Beau Serge et les Cousins. De manière plus prévisible, « le commissaire Bourdon est un savant mélange entre Maigret et Bourrel. »

La bande dessinée a connu plusieurs révolutions (Pilote, Métal Hurlant, Fluide Glacial…), elle est aujourd’hui entrée dans l’ère des mangas, et pourtant Ric Hochet passe haut la main l’épreuve de la relecture plusieurs décennies après les parutions originales. Non seulement, selon l’expression consacrée, notre reporter n’a pas pris une ride (l’auteur de ces lignes, né la même année que Ric — lequel débuta sa première histoire à suivre en 1961 — aimerait pouvoir en dire autant) mais il en aurait même perdu au fil du temps si l’on en juge par son aspect dans L’Homme de glace (2004) où il évoque un double masculin d’Amélie Mauresmo. On se surprend à tourner les pages avec la même impatience qu’autrefois, d’autant que, « à suivre » oblige, chaque planche se conclut sur un suspense plus ou moins intolérable et relance l’intérêt du lecteur — il y a beau temps que les aventures de Ric Hochet paraissent directement en album, sans plus passer par la case hebdomadaire, mais le scénariste André-Paul Duchâteau a conservé cette manière efficace de rythmer le récit (voir L’Homme de glace et les albums précédents). Á ces sensations retrouvées de l’enfance se mêle une attention accrue à des détails alors négligés, à commencer par ce petit jeu qui consistait à prêter les traits de tel ou tel acteur à des personnages secondaires : on reconnaît ainsi au fil des pages, parmi bien d’autres, Serge Reggiani, Michel Constantin, Philippe Noiret, Bernard Blier, et même Laurel et Hardy. Dans un autre registre, on se prend à rêver à une exposition de pop art, dans la lignée de Roy Lichtenstein, où seraient exposées des reproductions agrandies de certains gros plans du visage ou des yeux d’un Ric Hochet en pleine méditation, figure obligée (c’est le cas de le dire) de la quasi-totalité des soixante-neuf albums parus à ce jour — voir la planche 4 du Monstre de Noireville, la planche 7 des Cinq revenants, la planche 17 de Cauchemar pour Ric Hochet, etc. Rien n’empêche non plus de feuilleter ces dix-huit aventures à la manière de l’album souvenir d’un pays qui n’existe plus, comme dirait Jean-Yves Masson : la France des années 60 et 70. Et il arrive que la songerie mène jusqu’à des chemins de traverse plus loin enfoncés dans les paysages intérieurs : quelles existences peuvent bien mener l’inspecteur Ledru et Bob Drumont, respectivement subordonné du commissaire Bourdon et collègue de Ric Hochet, en dehors des quelques cases et des rares circonstances où ils apparaissent depuis quarante ans ? Où se dirige ce figurant anonyme, sur le point de croiser le commissaire Bourdon, en ce « Jeudi 6 juin, 20 heures 15… à Noireville, petit village des Ardennes… sinistre en hiver et pluvieux en été… une église classée, un château en ruines… Noireville, à l’heure où chacun préfère rentrer chez soi… » (Le Monstre de Noireville) ? Le soir venu, de quoi peut bien s’entretenir le couple devant la voiture duquel Ric Hochet traverse en trombe pour semer l’inspecteur Larsan (Cauchemar pour Ric Hochet) ?

Le numéro 1224 de Tintin, en date du 13 avril 1972, annonçait, en gros caractères et pour la semaine suivante, le retour de Ric Hochet, « le numéro 1 du referendum », dans un épisode intitulé Requiem pour une idole (aujourd’hui repris dans le volume 5 de l’Intégrale). Un de ses annonceurs, les yoghourts Kremly, proposait par ailleurs un jeu-concours (« Une mystérieuse phrase EN BULGARE à déchiffrer ! Pour vous aider à découvrir son secret, Kremly a imprimé, sur chaque sachet contenant un timbre, une lettre de l’alphabet cyrillique (c’est l’alphabet bulgare) et la lettre correspondante. ») dont le premier prix était un voyage de quatre jours pour trois personnes en Bulgarie. Pour la semaine du 15 au 20 novembre 2004, l’auteur du présent texte a noté dans son agenda de rendre un article sur Ric Hochet pour Figures et d’aller recevoir le Prix du Mot d’or pour sa co-traduction du bulgare (avec Veronika Nentcheva) d’Abraham le Poivrot d’Angel Wagenstein (éditions L’Esprit des Péninsules). Certaines images dans le tapis ne se laissent parfois distinguer qu’au bout de quelques dizaines d’années.

Une dernière chose : Tibet et Duchâteau annoncent la prochaine parution d’un soixante-dixième album de Ric Hochet — Docteur Euthanasy. L’éternité est à lui — et à nous par la même occasion… par ricochet pour ainsi dire.

Intégrale Ric Hochet, volumes 1 à 5, 200 pages et 15 euros pour chaque tome. L’Homme de glace, Ric Hochet n°69 par Tibet et A.P. Duchâteau. Le Lombard

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