Emmanuel Carrère ou la connaissance par les gouffres.

Avant de prendre la forme d’un objet physique et littéraire, chaque nouvelle publication d’Emmanuel Carrère constitue d’abord un événement. Un texte éclairé ou obscurci, selon les points de vue, par le succès critique et public des parutions antérieures, lesté d’un tel poids d’attente et claironné d’effets d’annonce si sonores que toute lecture innocente en devient impossible. Au livre premier se mêle un livre second, entre les lignes de Yoga, jamais Limonov, D’autres vies que la mienne ou Le Royaume ne se laissent oublier. Cette manière de se dérober, de n’être jamais exactement ce qu’on croit tenir en main et sous les yeux, se double ici d’un paradoxe quand l’auteur affirme d’emblée que son projet initial était « d’écrire un petit livre souriant et subtil sur le yoga » (formule plusieurs fois répétée au fil de la narration pour mieux en souligner l’ironie) et précise un peu plus loin : « mon seul problème, et c’en est un, certes, mais tout de même un problème de nanti, étant un ego encombrant, despotique, dont j’aspirais à restreindre l’empire, et la méditation est précisément faite pour ça ». Faire de la lutte contre son ego le sujet d’un volume dont on espère un surcroît de gloire littéraire, ainsi que Carrère n’en fait nullement mystère (« c’est un livre qui peut faire un carton » ou « Je suis un homme narcissique, instable, encombré par le désir d’être un grand écrivain ») relève d’une évidente impossibilité, même si l’intéressé fait mine d’en douter encore : « La question, que je ne me pose pas pour la première fois, est de savoir s’il y a contradiction ou même incompatibilité entre la pratique de la méditation et mon métier, qui est d’écrire. » Parvenu au dixième du volume, le lecteur sait déjà que le résultat final sera peut-être un livre sur le yoga, possiblement subtil, mais en aucun cas petit ni souriant. D’autant que les vritti font alors une fracassante entrée en scène. 

Si ce mot sanscrit désigne « les fluctuations de la conscience », autrement dit les pensées parasites, on peut en élargir la définition à tout ce qui trouble ou ruine la méditation, par exemple à l’annonce faite une après-midi à Carrère qu’un drame est survenu plusieurs jours plus tôt dans la rédaction de Charlie sans que les participants au stage de yoga, hermétiquement séparés du monde extérieur, n’en aient été informés. Sortie de la bulle. L’occasion d’évoquer sans trop de pathos, et même avec un certain détachement, devenu la marque de fabrique de ce greffier des malheurs du monde et du moi davantage soucieux d’exactitude que de frémissement, la mémoire de son ami Bernard Maris.

« A force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissant par arriver » fait dire à Michel Simon Jacques Prévert, dialoguiste du Drôle de drame de Marcel Carné. Au tour d’Emmanuel Carrère d’éprouver la puissance des mots et plus précisément de ceux qui suivent : « C’est peut-être ce qu’il y a de plus intéressant dans la vie, de chercher à savoir ça : ce que c’est d’être un autre que soi. C’est une des raisons qui font écrire des livres, l’autre étant de découvrir ce que c’est d’être soi. » Quel lieu tout à la fois plus propice et plus terrifiant pour mener cette double quête que l’unité protégée de l’hôpital Sainte-Anne ? Un lieu où le précipite une dépression abyssale tandis que sombre avec lui l’illusion d’être « tiré d’affaire » après dix années de rémission. Sans être trop de deux, au vu de la gravité de l’état du patient qui en vient au plus fort de la crise à formuler une demande d’euthanasie, la fée électricité et la fée chimie campent à son chevet et veillent sur ses sommeils artificiels, la première sous la forme d’une électro-convulso-thérapie, la seconde sous celle de la kétamine, « un anesthésique pour chevaux dont se servent pour planer les adolescents anglais et dont on a ces dernières années découvert les vertus antidépressives ». Un lieu où Carrère va de fait beaucoup en apprendre sur soi :

« Il est troublant de se voir diagnostiquer à presque soixante ans une maladie dont on a souffert, sans qu’elle soit nommée, toute sa vie.  On s’insurge, d’abord, je me suis insurgé en disant que le trouble bipolaire, c’est une de ces notions qui deviennent tout à coup à la mode et qu’on se met à plaquer sur tout et n’importe quoi — à peu près comme l’intolérance au gluten dont tant de gens se sont découverts atteints à partir du moment où on s’est mis à en parler. »

et sur l’autre en soi :

« Elle me connaissait plus que je ne le croyais, car elle avait séjourné dans l’unité protégée en même temps que moi. Seulement elle se le rappelait et pas moi. Elle se rappelait que nous avions beaucoup discuté, notamment des romans de Cormac McCarthy qu’elle adorait et semble-t-il moi aussi — ce qui m’a surpris car, tout en ayant la vague intention de le faire un jour, je n’ai lu aucun des romans de Cormac McCarthy. »

Henri Michaux parlait de Connaissance par les gouffres, on ne saurait mieux dire de Yoga.

Mais la tentative d’auto-élucidation montre ses limites au moins sur deux points. D’abord sur l’origine de l’effondrement, que l’écrivain situe dans la promesse faite à la compagne d’une nuit de poursuivre en définitive leur relation jusqu’à ce que la mort les sépare : « En assurant aussi à la femme aux gémeaux que nous nous aimerions toujours, qu’un jour lointain nous nous retournerions sur nos vies et nous rappellerions ce vœu qui contre toute attente se serait réalisé, je me suis laissé emporter par un enthousiasme sincère mais j’ai aussi défié les dieux : hubris. Aspirant à l’unité, j’ai pactisé avec la division ». L’explication paraît tout de même un peu courte et, à y regarder de plus près, fleure moins la Grèce antique que la bonne vieille culpabilité judéo-chrétienne. Ensuite et peut-être surtout parce que demeure l’énigme têtue d’une prose faussement neutre dont la fluidité enveloppe les êtres et les choses d’une lumière précise mais indifférente, comme si l’auteur ne voyait dans les premiers comme dans les secondes que le combustible de son écriture, l’équivalent des vulgaires pelletées de charbon pour une locomotive à vapeur. Comme s’il ne vivait que pour écrire et n’écrivait que pour vivre. Ainsi en va-t-il de la relation d’un entretien chaotique avec un journaliste du New York Times ou du séjour parmi les migrants sur l’île grecque de Léros auquel est consacrée la dernière partie du livre. 

La clé du mystère est peut-être donnée dans l’avant-dernier chapitre lorsque l’écrivain constate que « le yoga tend vers l’unité, c’est moi qui suis trop divisé pour ça. » C’est évidemment et précisément l’inverse qu’il faut entendre. Chaque page de Yoga fait la démonstration que Carrère ne tend en réalité jamais mieux vers l’unité que dans l’écriture, une ascèse qui, à la différence de l’autre, toujours décevante, s’accommode fort bien des vritti, lesquels donnent naissance à de nouveaux développements du livre. Hors de la littérature, point de salut : « je ne sais pas quoi faire de moi-même, je ne sais quoi faire de rien ». Méditer et éditer ont ici partie liée bien au-delà d’une rime.

Yoga est une œuvre fascinante, profonde, complexe, parfois tordue et toujours passionnante jusque dans ses aspects les plus contestables comme cette manière de considérer que narcissisme avoué est à moitié pardonné ou de faire remarquer en passant, sans doute à destination des jurés du Goncourt, que « Chaque livre impose ses règles, qu’on ne fixe pas à l’avance mais découvre à l’usage. Je ne peux pas dire de celui-ci ce qu’orgueilleusement j’ai dit de plusieurs autres : Tout y est vrai ». Rouerie et sincérité font ici bon ménage.

On dit de certains ouvrages qu’ils appartiennent à la grande littérature, tout simplement. On écrira de Yoga qu’il appartient à la grande littérature, tout sauf simplement.

Yoga, Emmanuel Carrère, P.O.L, 400 p. , 22 €  

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