
Autour de Simon Liberati flottent les parfums tenaces et pourtant déjà quelque peu éventés des promesses non tenues. Les livres publiés sous son nom demeurent tous situés plusieurs coudées en dessous de ses indiscutables qualités d’écriture, qu’ils stagnent dans l’anecdotique comme Jayne Mansfield ou succombent sous le poids des références littéraires comme Eva. Les démons vérifie-t-il la règle ?
Où tout commence dans l’atmosphère passablement décadente d’« un étroit château de deux étages, ancien pavillon de chasse construit sous Henri IV et plusieurs fois restauré au XIXème siècle, propriété de la famille Valjoie-Tcherepakine depuis 1880. » A peine consommées leurs amours incestueuses, un frère aîné y prodigue à sa cadette un conseil ainsi tourné :
« — Après tout, pas la peine d’apprendre la dactylographie, tu n’as qu’à devenir putain. La voix qui prononça ces mots n’était pas celle de Serge Tcherepakine, mais celle d’une présence flottante qui habitait la fratrie toute entière. Aucun d’eux n’avait au fond l’intention de travailler ni de fonder une famille. Le mariage de Taïné avec ce vieil homme corrompu, pédéraste, n’était qu’une farce, encore plus que le reste. Serge le savait bien lui aussi, en regardant sa sœur nue, tachée de sperme, alors qu’il se reculottait. Taïné est une putain, son petit frère de quinze ans est une putain et un voleur… »
Outre le sulfureux trio (le benjamin se prénomme Alexis), ce clan de la grande bourgeoisie compte un maître censeur en la personne du père, président de la Commission de contrôle du cinéma, une grand-mère recluse et Donatien qui « ne faisait pas partie de la famille, mais on l’avait presque adopté… », Rastignac épris de gloire littéraire sans aucunement posséder les moyens de ses velléités, escroc et manipulateur, vampire avide du mauvais sang de sa parentèle d’occasion. Un dispositif que n’aurait pas renié le Pasolini de Théorème, dont l’ombre plane sur les premières pages du roman.
Mais la véritable ambition du livre se manifeste après l’accident de la route où Serge perd la vie et Taïné son visage — il s’agit de composer une nouvelle Anthologie des apparitions, pour reprendre le titre du premier roman de Simon Liberati. Afin de rassembler les fonds nécessaires à la reconstruction faciale de Taïné (« La peau des joues et du front, plus épaisse qu’avant l’accident, accentuait l’hiératisme de son port. Taïné ressemblait à ces objets africains badigeonnés de kaolin exposés dans les vitrines du marchand d’art primitif de la rue des Beaux-Arts »), Alexis et Donatien s’en vont d’abord frapper et taper à toutes les portes dont celles de grands couples littéraires : Louis Aragon et Elsa Triolet, Paul Morand et la princesse Soutzo, scènes prétextes à quelques fulgurances :
« Une odeur bizarre. Le ménage était imparfait, comme souvent chez les vieilles personnes, la porte grinça. Hélène venait d’entrer, poussée par l’infirmière sur sa chaise à roulettes. Son arrivée chassa le tailleur et raidit Morand comme un jeune homme. Il l’accueillit avec une urbanité théâtrale. On aurait dit deux spectres occupés à se faire bien voir des spirites. »
Par cercles concentriques surgissent ensuite à l’écran Brigitte Bardot, Gunter Sachs, Jacques Chardonne, Pierre et Hélène Lazareff, Tennessee Williams… Mais aussi Andy Warhol, mais surtout Truman Capote. Tout comme Virgile menait Dante à travers les enfers, ces derniers guident Liberati dans sa reconstitution hallucinée de l’année 67, avec pour fil rouge dans ce labyrinthe du temps la conviction qu’« A la fin des années 60, le hasard réservait plus de surprises à ceux qui cherchaient un sens à donner à leur vie qu’à d’autres époques ». Après la parution deux ans plus tôt de son chef-d’œuvre De sang-froid, l’écrivain américain s’enlise pourtant ici dans l’écriture de Prières exaucées, un roman que sa mort laissera inachevé malgré quelques sursauts de volonté :
« — Vivre, quelle horreur. Moi j’ai attendu des années pour ça… travaillé jusqu’à devenir fou. Maintenant que ça s’est arrêté (là il parlait comme une âme à une autre âme qui attend avec elle le bateau de l’enfer), je regrette cette époque. Je ne veux plus vivre, je veux écrire comme Proust. »
L’avant-dernière partie du livre se confond avec un étrange dégagement thaïlandais en compagnie d’Emmanuelle Arsan, l’auteur d’Emmanuelle, où Liberati évite certes avec talent tous les pièges de l’exotisme et de l’érotisme, mais auquel on préfèrera les passages parisiens, comme dans ces lignes où il est question de la relation vénéneuse qui unit Alexis et son amant anglais :
« Il lui demandait un autre café, ou d’aller payer ou draguer pour lui. Le traitant comme un aristocrate traite un valet ou une putain avec qui on ne trouverait rien d’autre à partager que s’encanailler et tomber plus bas. Leur relation sentait l’entrefesse, le coup de couteau, le vin renversé par terre, la boulette de haschisch, l’infamie ; l’infamie des nouvelles de Burroughs qu’Alexis avait lues chez Shakespeare and Co — la pluie tombait sur la verrière —, il était question du Yage et de chambres d’hôtel dans une ville d’Amérique centrale. »
Liberati n’est ainsi jamais meilleur écrivain que dans les moments où il cesse de s’abriter derrière sa bibliothèque et ses auteurs favoris dont beaucoup, c’est-à-dire trop, répondent encore dans Les Démons, à l’appel des fantômes. En attendant que tombe le dernier masque, il signe aujourd’hui son meilleur roman.
Les démons, Simon Liberati. Stock. 340 p. 20,90 €
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