
Visage de chérubin. « BG » dirait à son sujet la jeunesse d’aujourd’hui. René Crevel était un beau gosse, tel qu’en lui-même capturé par l’objectif de Berenice Abbott sur la photographie de couverture, séducteur des deux sexes. Au sein de la constellation surréaliste, son étoile brillait d’une lumière trompeuse, celle des astres défunts dont les traces de vie nous parviennent bien après leur mort, ce que l’intéressé exprime en ces termes pour son ami Alberto Giacometti : « Par l’amour qu’elle prétendait me porter, ma mère m’a précipité dans le malheur. Elle détestait mon père, qu’elle a poussé au suicide ; mon frère, qu’elle a tué en lui refusant les soins qui auraient pu le sauver. Elle critiquait tout ce que je faisais, tout ce que j’étais. Elle me censurait, me harcelait, m’humiliait en prétendant que c’était pour mon bien. Elle m’affirmait n’aimer que moi, dont elle a fait… son amour égorgé ! »
Tout était ici dit et prédit d’une vie comme vécue depuis l’au-delà, d’une œuvre posthume avant terme. En une alternance de foudroyantes rechutes et de spectaculaires rétablissements (« Je préfère voir René qui renaît que de voir Crevel Crevé », aurait résumé Salvador Dali), l’auteur d’Êtes-vous fous ? lutta une dizaine d’années contre la tuberculose qui avait emporté son frère, finit par se suicider comme son père tandis que l’ombre maternelle ne cessait de planer au-dessus de lui. Sa brève trajectoire terrestre se confondit en grande partie avec la tumultueuse histoire du mouvement animé par André Breton dont Patrice Trigano reconstitue quelques moments forts, comme les « séances de sommeil » où Crevel tenait précisément l’un des rôles principaux, les réunions du groupe dans un café du Passage de l’Opéra ou le fameux banquet du 2 juillet 1925 en l’honneur du poète Saint-Pol-Roux durant lequel la Closerie des Lilas devint le théâtre d’une bataille rangée.
René Crevel refusait non seulement de choisir entre les hommes et les femmes, mais aussi entre surréalisme et Dada, entre les cercles ennemis d’André Breton et de Jean Cocteau, entre hôtels particuliers et cafés populaires, entre littérature et mondanité. S’attacher à ses traces revient ainsi à explorer la plupart des milieux parisiens de l’entre-deux-guerres, à revivre tant l’effervescence artistique d’une époque sans pareille que la montée des périls vers la Seconde Guerre mondiale — même si, au long de cette passionnante biographie romancée, il arrive parfois à Patrice Trigano de sacrifier la littérature au souci pédagogique de resituer l’époque et ses grands enjeux.
On pourra aussi lui reprocher de trop noircir le portrait du pape du surréalisme, présenté dans ces pages comme un tyran égaré par son propre délire autoritaire avant d’être réhabilité in extremis non seulement aux yeux de son jeune protégé :
« René revoyait Breton, entouré de ses amis, assis à la longue table du Certa qui leur était réservée. Emerveillé, il buvait ses paroles : élargir les perspectives de l’Homme, enchanter le monde, chercher l’or du temps. Au-delà d’un père de substitution, Breton avait été son dieu. »
mais surtout pour sa lucidité envers le PC qu’avaient pourtant rejoint plusieurs membres du mouvement :
« Ce parti ne veut pas de nous, il ne peut entendre la voix des poètes. Le communisme est un dogme assorti de contraintes, de censures, de renoncements. L’idée même de liberté qui doit demeurer au sein de notre groupe est un incompatible avec l’embrigadement. On ne peut être communiste si l’on est surréaliste. »
Mais le plus surprenant de L’amour égorgé reste peut-être la déroute des sentiments telle qu’illustrée par le couple traditionnel ou par les expériences de triolisme. Tout comme la plupart de ses compagnons, Crevel ne trouva le bonheur ni dans le premier avec Mopsa Sternheim, ni dans les secondes avec par exemple Nancy Cunard et Eugene MacCown ou Dali et Gala.
Nous célébrons cette année le centenaire du surréalisme dont l’acte textuel fondateur fut la parution en mai 1920 des Champs magnétiques de Breton et Soupault. A peine parvenu au tiers de cet âge, Crevel mit fin à son existence démagnétisée, désertée par tout ce qui en faisait le prix :
« Il se retrouvait face à la porte que l’on n’ouvre qu’une fois. Sur un bristol, qu’il agrafa au revers de sa veste, il peina à écrire : « ‘’Dégoût. Prière de m’incinérer.’’ »
L’amour égorgé, Patrice Trigano. Editions Maurice Nadeau.
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