
Ce spectacle fut créé à la fin de l’année 2019, c’est-à-dire en d’autres temps, dans un monde révolu dont la liberté ne sera bientôt plus qu’un souvenir douteux dans nos mémoires, un conte lointain, une légende brumeuse.
A le revoir aujourd’hui sur la scène des Bouffes du Nord, il saute aux yeux et aux oreilles qu’il n’existe décidément pas d’œuvre fixe, que les souffles de l’époque agitent les mots d’un texte comme le vent le fait des feuilles d’un arbre. Ainsi en va-t-il ici des ultimes paroles émises par un robot sur le point de partir à la casse qui dit sa fatigue, qui appelle sa mère dans la nuit comme tant d’humains atteints par le virus le firent sur un lit d’hôpital.
Parmi les nombreux mérites des Contes et Légendes de Joël Pommerat, on retiendra tout d’abord que le dramaturge excelle à varier les registres des tableaux successifs même si le fil en rouge en reste presque toujours la cohabitation entre l’humanité et des robots à notre image, ou plutôt des personnes artificielles, ainsi que le politiquement correct en imposera la dénomination. Après l’embrouille initiale entre deux ados et une jeune fille qu’ils soupçonnent d’être une machine, où les plus anciens trouveront matière à s’initier aux rudes beautés, à l’accent et au débit accéléré du langage djeuns, après la confirmation que nos descendants, et nous-mêmes avant eux, se défausseront dans les grandes largeurs de leurs responsabilités d’éducateurs sur l’intelligence artificielle, le ton se fait plus tragique, les gorges se serrent. Dans le but d’acquérir un modèle plus récent, un adolescent doit non seulement fourguer son vieux robot, qu’il fait pourtant rimer avec poteau, mais en outre le réinitialiser, détruire sa mémoire — et la situation apparaît soudain sous son véritable jour, celui de la trahison d’un compagnon de longue date, et même l’une des pires qui soient. Un autre androïde en bout de course, chanteur à succès de son état, interprète une dernière fois Mourir sur scène pour le plus grand bonheur de Guillaume, son suprême fan — et nous voilà aussi émus par le sort du second, guéri d’une grave maladie, que par celui du premier, dont le sort vient à échéance : « Moi, je veux mourir sur scène/Devant les projecteurs/Oui, je veux mourir sur scène/Le cœur ouvert tout en couleurs/Mourir sans la moindre peine. »
L’impressionnante prestation des jeunes actrices (Jean-Edouard Bodziak complète la distribution) ajoute au trouble éprouvé par les spectateurs à mesure que s’accentue le brouillage des identités, l’effacement des frontières entre « nous » et « eux ».
Et dans la longue ovation debout qui vint conclure la représentation se mêlèrent l’admiration pour le travail d’un auteur et d’une troupe ainsi que le bonheur de retourner au théâtre. Mais personne ne s’avisa de jeter son masque sur la scène en guise d’appréciation.

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