
« C’est l’histoire d’un écrivain en mal d’inspiration, qui décide, en suivant le conseil d’une ancienne amante, d’écrire sur ses ancêtres illustres, et qui se rend compte que ce sont de gros ploucs. » Pour être fourni en toute exactitude par le personnage principal, ce résumé du livre n’en mérite pas moins quelques développements. Sous couvert d’un projet fumeux, Octave Milton s’est plus précisément incrusté en 2017 dans la Villa Médicis, ce coin d’Hexagone au cœur de Rome où, en bon romancier, il observe les autres résidents, dérobe leur image, pille les imaginaires et les existences pour nourrir son œuvre. Tout en correspondant d’abondance avec l’« ancienne amante » prénommée Livia, experte en manipulation. La directrice Muriel Mayette et son mari Gérard Holz apparaissent dans leurs propres rôles, un déjeuner de têtes à l’Ambassade de France sert de passage en revue des effectifs et de leurs ridicules, la vie quotidienne de l’institution donne prétexte à quelques développements plaisants, La Demoiselle à cœur ouvert semble tout d’abord placé sous le signe de la satire.
Mais certaines turbulences affectent bientôt le récit épistolaire, qu’elles prennent la forme d’étrangetés semées au cœur du texte, de mises en abyme :
« Salut mon frère,
Dis-moi. Je m’apprête à me lancer dans l’écriture d’un livre sur notre ancêtre, Francesco Borromini. Il me semble que tu tiens ton nom de lui, c’est du moins ce que t’a toujours dit maman, n’est-ce pas ? Bref, je compte donner à ce livre la forme d’une correspondance entre un écrivain (moi) et son ex-compagne, mais il y a quelques lettres adressées à son frère. »
ou de soudaines stridences comme lorsque Paul Otchakovsky-Laurens, l’éditeur d’Octave (et de Lise Charles), s’adresse à celui-ci par mail en l’appelant Gustave.
Le premier basculement coïncide avec une nouvelle écrite par Milton dans laquelle il met en scène un couple en résidence et la mort imaginaire d’un de leurs enfants, nouvelle saluée en ces termes par le patron de P.O.L : « Un drame se joue, nous n’en voyons rien. Vous êtes un maître. » Compliment que le lecteur retournerait volontiers à l’auteur quand il est question de l’accident de voiture qui coûta la vie à Paul Otchakovsky-Laurens sur une route de Guadeloupe. Comment avions-nous pu oublier que sa disparition surviendrait au début de l’année 2018 alors même que chacune des lettres ici reproduites est précisément datée ? Un drame se jouerait, nous n’en savions plus rien, vous êtes une maîtresse.
Le second basculement s’opère à la fin du livre avec la reproduction du journal intime de la toute jeune Louise, fille de Marianne Renoir avec laquelle Octave Milton a noué, d’abord à distance, une relation amoureuse et qui, « C’est tout de même étrange, non ? », porte le même nom que le personnage principal de son premier roman (mais aussi que les héroïnes d’autres livres de Lise Charles). L’expression tour de force peut bien être galvaudée, aucune autre ne saurait mieux qualifier l’inventivité de ces pages, les traits du génie enfantin qui ne cessent de pleuvoir drus :
« Maman a trois ans et demi de plus que Papa. Ce qui veut dire que mon mari a peut-être quatre ans. »
« Au déjeuner, j’ai dit que si un jour je m’aperçois que je ne suis pas la personne la plus intelligente du monde, je me suiciderai. C’est peut-être prétentieux, mais c’est la vérité. Mon intelligence est infinie. Parfois, le soir, je me balade dans mon esprit, je ne suis jamais arrivée au bout. »
« Je pense vraiment qu’il suffit de se concentrer, pour ne pas mourir. »
« En cours d’allemand, j’ai remarqué que Carole avait un soutien-gorge. Je me suis demandé si je pourrai être encore amie avec elle. »
« Peut-être que les cheveux blancs viendront comme le sang m’est venu, sans que j’y puisse rien. »
« Je me demande si le sens de la vie tient en une phrase. Il me semble que oui, une phrase très simple. Sans subordonnée. »
De deux choses l’une. Soit Lise Charles s’est inspirée de ses propres écrits d’extrême jeunesse (entre 7 et 14 ans) et nous sommes passés à côté d’une enfant prodige en comparaison de laquelle Minou Drouet fait pâle figure (elle mériterait alors d’être surnommée Maxou Drouet). Soit tout provient de son cerveau d’adulte et l’exploit mérite d’être salué bien bas. La gamine partage avec ses deux mères de papier le goût pointu de la langue (« A la réflexion, je trouve les parenthèses plus élégantes que les tirets. »), le souci aigu de la grammaire et de l’orthographe (« Jeanne confond toujours « quoi que » et « quoique ». Elle est capable d’écrire « quoiqu’elle fasse ». Quand je lis ça, ça m’énerve comme si je la voyais tâtonner à la recherche d’un interrupteur évidemment là. ») et peut-être aussi une conception iconoclaste de la littérature :
« (…) Je ne trouve pas que Flaubert écrive « trop » bien. Je n’ai d’ailleurs jamais compris ce que c’est qu’écrire bien, pas bien. Il y a des histoires qui me plaisent, d’autres non. Qu’est-ce que c’est qu’on appelle le style ? Je ne crois pas que ça existe. »
Si La Demoiselle à cœur ouvert prend souvent comme objet la littérature elle-même, si la narration se penche volontiers sur son propre reflet, jamais la virtuosité ne souffre le reproche de gratuité ou d’obscurité, la veine romanesque s’entrelace heureusement avec la théorie littéraire, le plaisir du texte, souvent frotté d’humour, guide d’une page à l’autre l’écrivaine et son lecteur pour la plus réjouissante des traversées.
La Demoiselle à cœur ouvert, Lise Charles. P.O.L. 352 p. 21 €
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