
L’association d’idées ne manquera pas de surprendre, mais pourquoi ne pas accueillir la première venue ? Ouvrir ce livre procure la même sensation que d’admirer une étape de montagne du Tour de France après avoir regardé d’un œil distrait les coureurs se traîner plusieurs jours sur le plat. Des centaines de pages lues en espérant une échappée quand Pascal Quignard sème ici le peloton dès les premières lignes et s’envole vers les cimes au milieu des paysages grandioses. C’est par exemple, en un temps où la lecture à voix haute constituait toujours la norme, un saint qui regarde un autre saint penché sur son livre, tous deux en silence :
« Ce que saint Augustin voit, au-delà de l’évêque bouche close, c’est un silence de siècles successifs qui s’amasse et se contracte dans la pénombre de la basilique ancienne. C’est un silence de siècles d’écrits qui continue d’engloutir l’évêque qui suit simplement du regard les lignes, dont le visage ne bouge pas, mais dont le corps n’est plus vraiment là, dont l’âme s’est égarée très loin du lieu où se tient le corps. »
L’Homme aux trois lettres contient des réflexions d’une telle profondeur sur l’acte de lire qu’on hésite à les citer, d’abord de crainte d’en rompre le charme, ensuite et surtout de peur d’exposer un scandale millénaire :
« Le lecteur est sans époque, sans âge, sans temps. Lire n’est pas rêver mais lire est comme rêver en ceci qu’il perd le temps. Toute vraie œuvre ignore le temps dans le temps. Comme le rêve elle ignore la dissidence de la temporalité : elle est sans passé et elle est sans avenir. Tout ce qui est passionnant se caractérise par l’absence d’avenir, par la distraction complète à l’endroit du temps. »
Le lecteur n’est ni de son temps ni d’un autre temps, inutile de le rappeler à ses devoirs envers l’époque. Rien de plus nécessaire, en revanche, que d’aggraver sans tarder son cas :
« Le littéraire dans son oisiveté étrange s’absorbe dans quelque chose d’infini.
Il s’engendre lui-même dans une étrange liberté.
Il invente son nom progressivement. Il devient le chiffre de sa propre origine. »
L’acte de lire, de lire vraiment s’entend, ou le comble de la subversion. Et l’auteur de Tous les matins du monde de ne pas s’arrêter en si bon chemin de traverse pour aller crever la bulle de bruit dans laquelle nous enferment les paroles échappées des bouches de nos voisins ou des hauts-parleurs médiatiques :
« La pensée, à un certain degré de spéculation, à un certain degré de métaphore, d’envol, de vertige, suppose l’écrit. »
Message à l’encre pâle qu’il faille d’abord la fermer pour commencer à penser, peut-être parviendra-t-il à quelques destinataires.
Le prodige tient souvent ici à ce que Quignard obtient les effets de la poésie en mobilisant les moyens de la prose. Il arrive d’ailleurs que dans un même fragment, l’écrivain imprime un mouvement de balancier de l’une à l’autre :
« C’était une petite chose si légère dessinée des milliers de fois par le prêtre à côté du grand cierge
mi-image mi-lettre
mi-croix mi-chi mi-tau
qui chatouillait
au-dessus des yeux. »
L’érudition vagabonde et jamais ne s’égare. De brusques accélérations se logent au cœur des ralentis, la fulgurance des aphorismes interrompt soudain le cours des méditations :
« L’invention de l’écriture est plus importante que la découverte du fer. »
Il s’agit de prendre la littérature aux mots, en remontant leurs étymologies, en les faisant de nouveau briller sous la rouille du temps ôtée :
« J’aime ce mot de « requoy » dont use l’évêque de Rennes. J’aime ce mot qui s’est perdu au fond de son livre, au fond de la Bretagne. Il est peut être le mot clé du livre que j’écris. Il définit si précisément la lecture car il mêle le silence (la lecture coite) et le recoin, le retrait, le repos (le requiem, le requoy). »
Et parvenu au sommet du plus haut col, le cycliste met pied à terre pour décrire ce qu’il découvre depuis ce nouveau point de vue sur les immensités alentour :
« La littérature serait la rive qui borne la langue. La bibliothèque où se réfugient tous les livres écrits serait la laisse de mer pleine d’épaves, de coquillages, d’os de seiche, d’étoiles de mer, de traces, de fragments, de noyés, de débris, de proues éventrées et de poupes rompues, de vieux casques rouillés, de pièces de monnaie, de bouteilles à la mer, de pictogrammes, de trésors. »
Une prière et une suggestion pour finir.
Prière à l’éditeur de remplacer en quatrième de couverture dans le prochain tirage l’extrait suivant :
« Le mot littérature est sans origine . J’aurai consacré ma vie à une proie insaissisable. Dont le nom n’avait aucun sens. Ni usage, ni fonction, ni dessein, ni origine, ni but. »
par
« La littérature est la vraie vie qui raconte et rassemble la vie disloquée, bloquée, désordonnée, violée, gémissante. »
Suggestion à l’académie Goncourt, au mépris du règlement, de décerner son prix à cet ultime tome de la série du Dernier Royaume, tout comme elle le fit en 2002 pour Les Ombres errantes, le premier tome.
L’Homme aux trois lettres, Pascal Quignard. Grasset.
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