Les Brèves de comptoir de Michel Houellebecq

Peuple le plus littéraire au monde, les Français vénèrent à ce point la figure de l’écrivain national que, parfois lassés d’attendre sa nouvelle incarnation, ils n’hésitent pas à l’inventer. C’est ainsi que Michel Houellebecq agite depuis une trentaine d’années un drapeau aux couleurs délavées (bleu fané, blanc grisâtre, rouge passé), tandis que sa devise personnelle s’inscrit désormais aux frontons de la République des Lettres : Dépression-Réaction-Flammarion. L’écrivain national se doit non seulement de produire des romans, mais aussi des idées. Pour ce qui est des premiers, le niveau ne cesse de baisser depuis le pastiche des SAS du regretté Gérard de Villiers paru sous le titre Plateforme en 2001 jusqu’à l’extension du domaine du remplissage avec quoi se confond Sérotonine proposé en 2019 aux foules lectrices. Quant aux secondes, l’auteur s’efforce tant bien que mal de les rassembler tous les 10 ans dans des volumes d’Interventions dont l’originalité tient à ce que chacun reprend une partie des textes compilés dans le précédent — apparition d’une nouvelle devise : Recopiage-Recyclage-Radotage. Mais attention, nous prévient-il ici solennellement : « Il n’y aura pas de quatrième édition. Je ne promets pas absolument de cesser de penser, mais au moins de cesser de communiquer mes pensées et mes opinions au public, hors cas d’urgence grave… » Sage mais tardive décision si l’on en juge par les propos de bistro qui ouvrent Interventions 2020 : « Le cinéma français ne s’est en fait jamais relevé de l’avènement du parlant ; il finira par en crever, et ce n’est pas plus mal. » L’outrance et l’épaisse bêtise de ce jugement que rien ne vient bien sûr étayer dispensent de répondre sur le fond. On fera seulement observer que si le cinéma français parvint à se relever de l’adaptation par Houellebecq de son propre roman La Possibilité d’une île, cela suggère au contraire que notre 7ème art national est promis à la vie éternelle. 

Certains des articles ici rassemblés paraissent pour la sixième fois, vérifiant ainsi la tendance à se répéter des types accoudés au comptoir. Et la poétique du café irrigue d’ailleurs en profondeur plus d’une réflexion, comme dans ce délicat passage de La Fête : « On considère classiquement que l’homme a besoin de la pénétration pour obtenir la gratification narcissique souhaitée ; il ressent alors quelque chose d’analogue au claquement de la partie gratuite sur les anciens flippers. » Il serait cependant vulgaire et surtout erroné de retourner à l’intervenant 2020 le compliment qu’il fait au poète de Paroles dans le texte inaugural Jacques Prévert est un con. Disons plutôt qu’il cultive une forme d’intelligence limitée au maniement de concepts simplistes et de clichés à gros grains, en un mot de la caricature, ainsi qu’il apparaît dans L’Allemand : « Voici comment se déroule la vie de l’Allemand. Pendant sa jeunesse, pendant son âge mûr, l’Allemand travaille (généralement en Allemagne). Il est parfois au chômage, mais moins souvent que le Français. Les années passant, quoi qu’il en soit, l’Allemand atteint l’âge de la retraite ; il a désormais le choix de son lieu de résidence. S’installe-t-il alors dans une fermette en Souabe ? Dans une maison de la banlieue résidentielle de Munich ? Parfois, mais en réalité de moins en moins. Une profonde mutation s’opère en l’Allemand âgé de cinquante-cinq à soixante ans. Comme la cigogne en hiver, comme le hippie d’âges plus anciens, comme l’Israélien adepte du Goa trance, l’Allemand sexagénaire part vers le sud. » L’usage des italiques, en cette occasion comme en beaucoup d’autres, vise à souligner l’idée reçue tout en s’efforçant vainement de la hausser à la dignité du second degré et d’une forme d’humour. Avant de la voir retomber dans le caniveau et disparaître parmi les eaux usées.

Un nombre excessif de bourdes vient ponctuer le déploiement de ce qui tient lieu de pensée chez Michel Houellebecq, qu’il s’agisse de cet énigmatique développement au milieu d’un éloge du cinéma muet : « Les choucas émettent des signes d’alerte et de reconnaisance mutuelle ; on a pu dénombrer jusqu’à soixante signes. Les choucas restent une exception : pris dans son ensemble, le monde fonctionne dans un silence terrible. » ou de l’affirmation farfelue que « L’Eglise orthodoxe s’est contentée, au fil des siècles, de maintenir inchangées la liturgie et la doctrine ; elle a refusé de se mêler des affaires du monde. » Noble ambition que de prétendre à une expertise dans tous les domaines du savoir, mais n’est pas Pic de la Mirandole qui veut.

Les errements houellebecquiens prennent à l’occasion des formes plus fâcheuses jusqu’à provoquer la sidération. Par exemple dans cette apologie d’une féministe qui en appelait dans les années 70, c’est-à-dire bien avant Alice Coffin, à en finir avec les hommes et même à les tailler en pièces : « Malgré quelques dérapages nazis, Valerie Solanas a donc eu, pratiquement seule de sa génération, le courage de maintenir une attitude progressiste et raisonnée, conforme aux plus nobles aspirations du projet occidental : établir un contrôle technologique absolu de l’homme sur la nature, y compris sur sa nature biologique, et son évolution. » Entre la relativisation du comble de l’horreur (« quelques dérapages nazis  » !), la validation des pires délires féministes comme des fantasmes bio-technologiques les plus débridés, on se sait plus ici où donner de l’œil écarquillé par l’incrédulité. Pour faire bonne mesure, il est également question en fin de volume de certaines fautes commises par l’Eglise de Rome : « ces erreurs ont rendu possible ces catastrophes civilisationnelles que furent la Renaissance gréco-latine et, surtout, le protestantisme — qui, par leur action conjointe, devaient nécessairement aboutir au siècle des Lumières et, partant, à l’effondrement de l’ensemble. » Les historiens de métier pourraient utilement s’inspirer de cette analyse où la complexité le dispute à la concision. 

Reste tout de même à cerner les raisons pour lesquelles un ramassis de platitudes, de banalités et d’approximations, au milieu duquel se dissimule pourtant un émouvant hommage à Neil Young, peut passer pour une utile contribution à divers débats contemporains. L’explication tombe en page 151, retour au thème original du café : « La vogue récente des discussions de bistrot, le succès plus massif de l’astrologie ou de la voyance me paraissent tout au plus des réactions compensatoires, vaguement schizophréniques, à l’extension perçue comme inéluctable de la vision scientifique du monde. » C’était donc ça…


Michel Houellebecq

Interventions 2020

« 55 % de ce volume figurait déjà dans la deuxième édition d’Interventions, parue en 2009. Cette troisième édition comporte donc 45 % de nouveaux textes.
Bien que je ne souhaite pas être un « artiste engagé », je me suis efforcé dans ces textes de persuader mes lecteurs de la validité de mes points de vue, sur le plan politique rarement, sur différents « sujets de société » le plus souvent, sur le plan littéraire de temps à autre.
Il n’y aura pas de quatrième édition. Je ne promets pas absolument de cesser de penser, mais au moins de cesser de communiquer mes pensées et mes opinions au public, hors cas d’urgence morale grave – par exemple une légalisation de l’euthanasie (je ne pense pas qu’il s’en présente d’autres, dans le temps qui me reste à vivre).
J’ai essayé de classer ces « interventions » par ordre chronologique, dans la mesure où je me souvenais des dates. L’existence au moins apparente du temps a toujours été pour moi un grand motif d’agacement ; mais l’habitude a été prise de voir les choses en ces termes. Pour cette fois, donc, j’y consens. »
M.H.

  • Hors collection – Littérature française _ FLAMMARION
  • Paru le 07/10/2020

Photo Philippe Matsas © Flammarion

https://editions.flammarion.com/Catalogue/hors-collection/litterature-francaise/interventions-2020

1 Comment

  1. WOW c’est envoyé !
    Monsieur Naulleau, il serait bon que vous découvrissiez le pamphlet ou brûlot «Au secours,Houellebecq revient !»
    (On est pétillant d’esprit ou on ne l’est pas.)
    Très amicalement, en souriant mais sans rire.
    CHRISTIAN NAUDIN

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