
Sur les réseaux sociaux, vous apparaissez très en colère devant de nombreuses injustices. Quel est votre état d’esprit aujourd’hui, à la veille de votre venue dans un des plus grands festivals de théâtre du monde ?
Comme beaucoup d’artistes et d’êtres humains aujourd’hui, j’arrive fragilisée. La colère, c’est un héritage. Quand vous tentez de dénouer la question : « Qu’est-ce que vivre en société ? », quand vous êtes dans un théâtre, que vous passez votre temps à regarder le vrai, et que vous faites du faux à l’intérieur, la question se pose. Il y a tellement de choses à traiter dans le vrai que vous ne pouvez pas tout traiter, cette partie est réservée à votre colère, votre expression sur les réseaux sociaux par exemple. Ce sont des sujets qui me touchent et je ne sais pas quoi en faire, il ne faut pas dire « silence ». Nous avons eu tellement de sujets à débattre en étant tous enfermés, n’ayant plus le théâtre comme Agora, ni de vie sociale commune. Ma colère principale ! On a préféré ouvrir les lieux de cultes plutôt que les lieux de culture et l’on a toujours préféré le rapport économique à la question humaine. Je suis une artiste avec une forme de reconnaissance, mais je n’oublie pas d’être une citoyenne quand je m’exprime sur les réseaux sociaux. Le théâtre est un endroit politique, mais quand je signe Phia Ménard sur ces réseaux, c’est en tant que citoyenne de la société française et européenne et non en tant qu’artiste. Le problème de la justice revient souvent, on la traite avec plus ou moins de « maladresse », avec des moments où la colère nous dépasse, cela rappelle notre fragilité.
Par votre esthétique scénique, par votre engagement personnel, vous apparaissez à part, en décalage par rapport au monde théâtral institutionnel…
L’institution théâtrale me reconnait avec une sorte d’amour/haine sincère. Le festival d’Avignon me place dans les indisciplinées. Je me dis qu’à 50 ans, ce n’est pas mal d’être encore ainsi classée. Cela pose la question très française de vouloir classer les choses et les gens, et de les opposer. L’acte d’être sur scène est un acte de nécessité. De cette nécessité s’invitent des formes venant du multimédia, du théâtre de rue, du nouveau cirque. Je me suis rapprochée d’une écriture qui me semble sincère et être un travail d’art. Par exemple, si on se rappelle de la génération qui me précède : Jan Fabre, Roméo Castellucci et si l’on pense à Tadeusz Kantor, on se pose moins la question. A chaque génération, on s’interroge sur la singularité de l’artiste. Je ne suis pas passée par un cursus scolaire mais par celui de la transmission, de la rencontre avec les artistes et aussi d’être spectatrice. Recevoir la proposition des autres autant que d’en produire est important. Nos formes d’écriture à Gisèle Vienne, à Philippe Quesne par exemple, sont l’héritage de ce que l’on nous a transmis, ce monde se raconte avec notre pluralité. Il y a des moments où l’on sent l’exercice de la condescendance qui s’affiche vis-à-vis de nous, on ne va pas nous accorder une sorte d’intelligence. Un peu comme à un enfant sauvage, on ne va nous donner le droit d’exister parce que cela « amuse ». L’institution est réglo, depuis des années l’Etat m’a toujours soutenue. Avant, on ne savait pas où me mettre ; maintenant, on a tendance à me mettre un peu partout. Pour moi, cela ne fait partie que d’un chemin que je ne questionne pas en me disant : « est-ce que je dois être présente à un endroit mais plutôt à quel endroit je dois communiquer avec le spectateur ».
Sachant que l’institution peut tuer les initiatives folles et spontanées, accepteriez-vous d’être nommée à la tête de l’une d’elles ?
Régulièrement, on nous propose de postuler parce que des artistes comme nous prennent la liberté qui peut manquer à ces structures (CDN, scène nationale, etc.). Mais nous leur posons des questions premières qui sont « comment fonctionnent ces institutions ? ». On nous demande d’être efficace d’emblée, on arrive avec des gens qui sont déjà là. Est-ce que c’est un nom qui porte la structure, où est-ce que c’est une équipe ? Et cette équipe là que propose-t-elle ?
Il faudrait rebattre les cartes. L’artiste qui prend une direction doit aussi faire un travail pédagogique et humain. Si on regarde les six années de Philippe Quesne à Nanterre et l’arrivée de Christophe Rauck, j’ai peine à croire que l’on soit dans les mêmes questions d’esthétiques et de dialogues. Si je devais postuler, cela serait aussi un acte politique pour défendre la culture. Il faut avoir un discours solide face à un Etat qui se désengage de plus en plus. On se glorifie toujours de Jean Vilar et du festival d’Avignon, mais quelqu’un comme Patrice Chéreau a imposé politiquement son choix. Aujourd’hui, nous sommes plus dans l’idée de « réception d’un honneur » lorsque l’on est nommé. Actuellement, il y a de beaux modèles de travail comme Arthur Nauzyciel au Théâtre national de Bretagne. Si je devais passer cette étape, il faudrait que l’outil permette cela. L’Etat doit soutenir la culture par un engagement régalien, ce qui n’est pas le cas en ce moment. Quand je crie ma colère sur scène face au spectateurs, je dis qu’il ne faut plus jamais fermer un théâtre. Le faire est un acte politique dangereux. L’année prochaine, si nous héritons d’un gouvernement fasciste, cette liberté de fermeture risque de s’exprimer.
Que souhaitez-vous que le public retienne de l’expérience de votre trilogie ?
C’est une expérience et une épreuve qui durent trois heures, sans pause. Je me pose la question : « va-t-il supporter des questions qui parlent du libéralisme ; de la violence de cette étape supplémentaire qui parle de la nécropolitique ; de considérer qu’avec cette épidémie, on peut avoir des dégâts collatéraux “normaux“ pour que la société continue de progresser. C’est comme-ci on considérait que le meurtre, le viol, l’inceste et l’anthropophagie peuvent exister, car ils sont considérés comme des dégâts collatéraux inéluctables à l’évolution de notre société ».
J’ai donc mis cinq ans pour écrire cette trilogie. Maison Mère parle d’une humanité si longue à construire qui se détruit sous une pluie torrentielle, témoin du réchauffement climatique ; le virus a remplacé cette pluie. Avec Temple Père, on se retrouve sur la ruine de la Maison Mère, à reconstruire une nouvelle société symbolisée par une Tour de Babel, fabriquée par quatre esclaves dirigés par une maîtresse. Que choisir ? Être dominateur-trice ou soumis.e ?
Dans la pièce, nous allons sans arrêt basculer de l’un à l’autre avec l’inconfort de cette bascule. Pour arriver enfin à cette rencontre interdite, n’avons-nous pas déjà faite cette rencontre interdite ? On a brûlé l’interdit parce qu’il fallait le brûler. Nous ne sommes peut-être pas encore capable d’accepter ce que cela va nous coûter. C’est peut-être aussi un cri. Que le spectateur ressorte à cet endroit-là, éprouvé du désir de serrer les acteurs dans leurs bras et de franchir l’interdit suivant : « Prends-moi dans tes bras et donne-moi la paix ».
©️Yann Peucat ©️Christophe Raynaud de Lage
PRÉSENTATION
Il était une fois une guerrière masquée. Une Athéna punk, bâtisseuse de l’extrême, en prise avec la matière. Carton, rouleaux d’adhésif, lances, choc du métal. Tracer, assembler, solidifier, corriger, répéter. Une lutte sisyphéenne contre les éléments, un rapport de force violent. Ainsi commence le conte…
Invitée par la documenta de Kassel à réfléchir sur les thèmes aussi ouverts que « Apprendre d’Athènes » et « Pour un Parlement des corps », Phia Ménard choisit de partir au pays d’Europe puis vers la terre des Frères Grimm qui ont orienté ses performances vers la forme de contes. Se heurtant aux multiples vitesses et arrangements de l’ultra-libéralisme, aux différents vécus des inclus, exclus et des touristes, elle décide de construire, avec colère et mélancolie, une trilogie faite de dénonciation, d’insoumission et de passage à l’acte. Une première Maison Mère à l’édification laborieuse, berceau de notre civilisation, est vite brisée. À sa place, un Temple Père ne trompe personne sous ses atours de château de cartes branlant. Et au bout du « conte » : la Rencontre Interdite. Ce que nous tous attendons : un corps à corps à l’issue incertaine… Entre récit mythologique, allégorie philosophique et fable politique, la performance en trois tableaux nous donne à voir un continent au bord de la noyade. Bâtir, détruire, et dans les ruines, trouver de quoi reconstruire, inlassablement, est le combat de la chorégraphe, qui, laïque et athée, ose dire « Si aujourd’hui j’avais une aspiration à croire, je croirais en l’Europe, car c’est celle qui me garantit la paix, la possibilité d’avoir une altérité, c’est un creuset de rivières, de fleuves, de connexions, de langues qui nous relient. Ce sont des lieux de rêve. Ces contes sont une prière pour Europe. »
Maison Mère : 1h20
Temple Père : 1h20
La Rencontre Interdite : 20 min
Distribution
Avec Fanny Alvarez, Rémy Balagué, Inga Huld Hákonardóttir, Erwan Ha Kyoon Larcher, Élise Legros, Phia Ménard
Texte, scénographie, mise en scène Phia Ménard
Dramaturgie Jonathan Drillet
Lumière Éric Soyer, Gwendal Malard
Son Ivan Roussel, Mateo Provost
Costumes Fabrice Ilia Leroy, Yolène Guais
Matières Pierre Blanchet, Rodolphe Thibaud
Construction, accessoires Philippe Ragot
Assistanat à la mise en scène Clarisse Delile
Régie générale de création François Aubry dit Moustache
Régie plateau François Aubry, Pierre Blanchet, David Leblanc, Rodolphe Thibaud, Félix Löhmann et Philippe Marie
Co-directrice de la Compagnie, administratrice et chargée de diffusion Claire Massonnet
Régie générale de la Compagnie Olivier Gicquiaud
Chargée de production Clarisse Mérot
Chargé de communication Adrien Poulard
Laisser un commentaire