
Dominique Blanc, remarquable de cruauté et de classe dans le rôle de Varvara Stavroguina, riche propriétaire terrienne, dit au début du spectacle : « Nous les femmes, nous avons un penchant pour les hommes sans honneur. » D’emblée tout est dit, ou presque, car pendant les deux heures trente de cette adaptation, nous découvrons une succession de personnages masculins imprégnés par leurs « démons » intérieurs de la Russie des années 1860 où l’athéisme, le nihilisme et le matérialisme dominent.
Albert Camus dit de cette œuvre écrite en 1872 : « Pour moi, Dostoïevski est d’abord l’écrivain qui, bien avant Nietzsche, a su discerner le nihilisme contemporain, le définir, prédire ses suites monstrueuses et tenter d’indiquer les voies du salut ». Les possédés, son adaptation a été représentée pour la première fois le 30 janvier 1959 au Théâtre Antoine-Simone Berriau, dans les décors et costumes de Mayo, avec sa propre mise en scène.
Pour Guy Cassiers, qui réalise cette nouvelle mise en scène, la période actuelle est semblable à celle décrite par Dostoïevski, il dénonce le populisme : « Le grand danger est que ces moments d’incertitude, où les gens ne trouvent pas de réponses à leurs questions, laissent le champ libre à des individus qui profitent de la situation pour annoncer qu’il faut tout détruire qui se gardent bien de proposer des alternatives, de nouvelles idéologies, des solutions concrètes et se contentent de dire “Grâce à moi tout va changer, je sauverai le monde de la décadence et règlerai tous vos problèmes” ».
Le jeu de tous les acteurs de la Comédie-Française est toujours aussi juste, on remarque particulièrement Suliane Brahim, Dominique Blanc, Jérémy Lopez et, bien sûr, Christophe Montenez, excellent dans les rôles de détraqués célestes. Ici, il interprète Nikolaï Stravroguine, fils de Varvara, un aristocrate au passé trouble, une figure du nihilisme manipulé par Piotr Verkhovenski. Avec fougue, Jérémy Lopez interprète ce dernier, qui rêve de détruire l’ancien monde. Suliane Brahim joue avec un cruel réalisme le rôle de Maria Lébiadkina, ancienne religieuse, déséquilibrée mentale, secrètement mariée à Nikolaï.
Dans l’histoire du théâtre, chaque metteur en scène qui s’est attaqué à l’adaptation d’une œuvre romanesque de Dostoïevski a voulu mettre son empreinte personnelle, et ainsi peut-être tenter de renouveler l’art théâtral. C’est le cas pour cette création dominée par l’image et la vidéo. Le génie de la littérature, c’est de dépasser l’image. Le bonheur du théâtre, c’est nous faire entendre un texte où les comédiens sont en relation avec le spectateur.
Ici, la vidéo devient un élément intermédiaire qui parasite la bonne compréhension des relations entre les personnages. Alors que nous sommes devenus une civilisation de l’image animée, la communauté des acteurs de la Comédie-Française doit-elle passer par l’image pour être compréhensible et ainsi répondre à cette mode de la dominance de la video dans nos vies ? Je ne le pense pas.
Guy Cassiers explique son parti pris. L’ancien monde symbolisé par Varvara et Stéphane Verkhovenski, joué par Hervé Pierre, n’existe plus : « Tout le monde porte un masque. Grâce à l’effet d’illusion des images filmées en direct, le spectateur croit que les personnages se parlent les yeux dans les yeux, alors qu’en même temps il les voit sur le plateau se tourner le dos ».
Au centre de la scène, trois grands écrans mobiles diffusent les images des personnages en direct. Un élément positif, l’esthétique de ces images combinée à l’inventivité des costumes transforment la scène en un véritable tableau. D’une grande beauté, ces costumes sont « presque fossilisés » dit le créateur Tim Van Steenberger : « Pour évoquer le froid extérieur […], j’ai fait congeler des étoffes que j’ai prises en photo avant de faire imprimer ce motif sur le tissu qui a servi de base pour les vêtements ».
Chacun se fera sa propre opinion de cette mise en scène, selon que l’on appartienne à l’ancien monde de l’écriture comme dans la pièce, ou au nouveau monde de ceux qui regardent un écran…
DISTRIBUTION
Avec : Vianney Arcel (Académie de la Comédie-Française), Robin Azéma (Académie de la Comédie-Française), Serge Bagdassarian, Jérémy Berthoud (Académie de la Comédie-Française), Dominique Blanc, Suliane Brahim, Clément Bresson, Héloïse Cholley (Académie de la Comédie-Française), Claïna Clavaron, Jennifer Decker, Christian Gonon, Fanny Jouffroy (Académie de la Comédie-Française), Emma Laristan (Académie de la Comédie-Française), Jérémy Lopez, Christophe Montenez, Alexandre Pavloff, Hervé Pierre, Julie Sicard, Stéphane Varupenne
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