
Dans Voyage à travers la Crimée, Boulgakov écrit : « Sur les hauteurs d’Aoutka, tailladées de ruelles étroites et tortueuses qui s’élancent jusqu’au ciel, parmi les échoppes tatares et un entassement de villas blanches, un muret blanchâtre, un portillon, une cour proprette, gravillonnée. Au centre d’un jardin dru et exubérant, une maison d’une propreté idéale, surélevée en sa partie médiane, et sur la porte de cette maison une petite plaque de cuivre : A. P. Tchekhov ».
Aujourd’hui, des maisons semblables sont bombardées et détruites par l’armée russe. Dans la nuit d’Avignon, au milieu de la cour d’honneur du Palais des Papes, il est impossible de voir le dernier spectacle de Kirill Serebrennikov sans penser à ce qui se déroule cette même nuit en Ukraine, à l’image des trois cabanes en bois de son spectacle qui finissent par être détruites.
Au final de cette pièce, « STOP WAR » s’inscrit en blanc sur fond rouge sur les hauts murs du Palais des Papes, mention signé du Thalia Theater et du Gogol Center.
Pourtant, le metteur en scène dit : « Soyons honnête : j’ai pensé à monter cette pièce bien avant le début de la guerre en Ukraine. Si elle résonne avec l’actualité, c’est parce que je crois qu’Anton Tchekhov, comme tous les vrais artistes présentait le futur ».
Au moment où l’Ukraine veut intégrer l’Europe, cette production est un bel exemple de culture mélangée. On y parle allemand, anglais et russe avec des surtitrages français et anglais. Un exemple de « collaboration » que beaucoup d’artistes européens ont connu avec la Russie Poutinienne, qui a su les séduire au fil du temps.
Nous avons tous loué la fameuse « âme russe », nous avons adoré la Russie des artistes si éclairés du XIXe siècle. Puis, nous avons apprécié d’être invité dans les beaux théâtres russes remplis d’âmes mortes par des sympathisants du régime en place. L’Europe a « collaboré » pour des raisons économiques avec cette Russie, elle a joué avec le feu, et l’incendie est à ses portes.
Que retient-on de l’adaptation de cette nouvelle de Tchekhov ?
Kovrine, un professeur déprimé, part se reposer à la campagne chez Péssôtski, un vieil ami qui rêve de marier sa fille Tania à son ami d’enfance. Dans le jardin de celui-ci, l’intellectuel rencontre un moine noir, un fantôme qui le fait basculer dans la folie. Quatre actes se succèdent avec la vision personnelle de chaque protagoniste, le vieil ami, la fille de la maison, le professeur, le fantôme.
Le metteur en scène sait manier remarquablement les différents éléments qui font une mise en scène, y compris dans cet immense plateau de la cour d’honneur, à travers sa dextérité à alterner la création d’un opéra, d’un ballet où d’une pièce de théâtre. Une fois de plus, la vidéo est très présente, plutôt réussie sur le haut mur, elle devient superflue quand elle est projetée sur un panneau circulaire à jardin. Kirill Serebrennikov transforme cette nouvelle de Tchekhov en un opéra, alternant des chants slaves presque liturgiques, une danse contemporaine peu lisible et un jeu parfois trop expressif. Certains moments, d’une grande beauté esthétique, ne compensent pas un ennui certain. Cette forme d’opéra nous fait oublier Tchekhov, même si la bascule progressive dans la folie de Kovrine est bien lisible.
Kirill Serebrennikov veut que le théâtre « laisse la place aux émotions et aux sentiments », cependant la concurrence est dure avec la réalité brute d’aujourd’hui, pour le peuple ukrainien tué par les soldats russes. Nos émotions artistiques se sont émoussées par le réel abject, nos sentiments restent ambigus. La vie du metteur en scène oscille en permanence entre ombres et lumières. En 2015, il est une gloire nationale, accueilli en triomphe à l’hôtel Metropol par l’intelligentsia et les oligarques russes, dont Roman Abramovitch, après sa première au Bolschoi du « Héros de notre temps », d’après l’œuvre de Mikhail Lermontov. En 2017, il est accusé de malversations financières par la justice russe et assigné à résidence à Moscou pendant deux ans. À cette époque, beaucoup d’artistes se sont mobilisés dans le monde pour sa libération. Dans le cadre de son procès, il perdra la direction du Gogol Center. Il y a quelques jours, ce lieu emblématique de la résistance contre Poutine, a fermé définitivement ses portes. Fin mars, le metteur en scène est autorisé à quitter la Russie et s’installe à Berlin. Comme le souligne le journal « Le Monde weekend – du 1er juillet 2022 », l’oligarque Roman Abramovitch, proche de Poutine dans le passé, a financé en partie « Outside », le dernier spectacle du metteur en scène présenté à Avignon en 2019. Il a également remboursé une part importante de l’argent réclamé au metteur en scène par la justice russe, une amitié particulière non reconnue par le metteur en scène.
Au cours de cette dernière décennie, Kirill Serebrennikov est devenu un personnage de roman, traversé par de multiples péripéties, semblant sortir tout droit des écrits de Dostoïevski. Du fait du conflit Ukrainien et de ses prises de positions politiques récentes, deviendra-t-il définitivement un artiste en exil comme en son temps Mikhaïl Barychnikov ? Seul l’avenir nous le dira… Le danseur mythique vient d’écrire une lettre ouverte à Poutine :
« Les gens comme nous ont rendu plus d’honneur au monde russe que toutes vos armes, un monde qui brûle des livres en langue ukrainienne n’a pas d’avenir. Parce que la véritable Russie, c’est celle de Dostoïevski, Tolstoï, Tchékhov et Sakharov et non l’Etat poutinien de la fédération de Russie. La Russie n’est pas Poutine et Poutine n’est pas la Russie“.

@Jeancouturier
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