INTERVIEW DE Stéphane Heuet

l’illustrateur et scénariste Stéphane Heuet se consacre, depuis 1998, à l’adaptation en bande-dessinée de  » A la recherche du temps perdu « .

A la différence de Marcel Proust, Stéphane Heuet ne gagnera pas sa course contre la montre, quelques années lui manqueront pour adapter sous forme de BD l’intégralité d’A la recherche du temps perdu. A s’immerger depuis 30 ans dans cette œuvre, il y a cependant trouvé le grand enchantement de son existence et la reconnaissance des Proustiens les plus exigeants. A l’occasion de la parution d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs, rencontre avec un homme heureux et un artiste comblé.

Quand vous vous êtes lancé dans l’adaptation en BD de la Recherche il y a une trentaine d’années, le défi à l’époque était de convaincre d’une part les Proustiens, de l’autre les bédéphiles. Pensez-vous y être parvenu dans les deux cas ?   

Non. Plus précisément, je pense y être parvenu au-delà de mes espérances avec les Proustiens. En écoutant le discours de Jean-Yves Tadié quand j’ai reçu le prix Céleste-Albaret, cela m’a donné l’impression d’être adoubé. Les vrais réacs appartiennent au monde de la BD, et cela dépasse mon seul cas ainsi que je le vérifie à chaque fois que je participe à un salon. D’un côté, les collectionneurs, de l’autre, ceux qui décident des tendances, un peu comme pour la mode. Et pour ces gens-là, mes dessins ont un côté faisandé, vieillot, poussiéreux. Ils ne considèrent pas mon travail comme de la création, alors que selon moi, je pratique une transposition, je transforme une symphonie en morceau de piano en conservant le même thème et les mêmes accords.  J’ai donc échoué, mais cela ne me dérange pas du tout. J’ajoute que d’un point de vue statistique, il y a beaucoup de grands lecteurs de livres qui lisent de la BD, mais très peu de grands lecteurs de BD qui lisent aussi des livres.

Vous n’aviez pas accroché lors de votre première lecture de la Recherche, le déclic s’était produit lors de la seconde tentative. Qu’est-ce que cette longue fréquentation de son œuvre à travers la BD a changé dans votre réception ?

Déjà, cela m’a changé. Cela m’a changé par rapport à des angoisses universelles, celle de ma propre mort ou de celle d’êtres chers. L’absence de transcendance dans la Recherche a résonné en moi. La Recherche fait accepter la mort, la Recherche m’a fait mieux accepter ma finitude. Et puis surtout, je me suis délecté, je me suis vautré dans son intelligence, sa finesse, son humour, au point de ne plus pouvoir lire grand-chose d’autre, sinon quelques auteurs morts. Pour revenir sur l’humour, il est d’ailleurs difficile à définir, ni juif, ni anglais, un peu de tout ça à la fois. C’est l’auto-dérision dont Proust fait preuve à travers le narrateur qui m’a finalement décidé à dessiner celui-ci — ce que j’avais longuement hésité à faire. Et puis Proust dit que celui qui le lira, se lira lui-même. Or, à 20 ans, je n’avais rien à lire de moi. A 35, j’avais aimé, souffert, j’avais perdu du monde, un enfant… c’est donc par l’émotion que j’ai percuté. J’ai aussi retrouvé dans la Recherche le milieu bourgeois qui était le mien, les interminables déjeuners du dimanche, l’odeur d’encaustique dans l’escalier, 5 heures du soir en octobre.  Proust m’a montré l’intérêt que pouvait présenter une famille ordinaire. Comme beaucoup de personnes, je suis autocentré, d’où le sentiment d’être incompris, qu’on ne prenait pas la mesure de ma sensibilité, de mon intelligence.  Un jour, vous lisez la Recherche et vous vous dites c’est bon, quelqu’un est déjà passé par là…

Encore faut-il en définitive réussir sa vie comme le narrateur de la Recherche après être longtemps passé à côté…

Même si le ciel me tombait à l’instant sur la tête, et même si le temps me manquera de toute façon pour aller au bout de l’adaptation, j’estimerais avoir accompli quelque chose. Non pas que mes années dans la marine ou dans la pub aient compté pour rien, j’ai vécu des choses très fortes. Mais c’est de la roupie de sansonnet comparé au bonheur presque physique que j’éprouve dans ma « Proustitution ».  Et quand dans une classe, comme cela m’est arrivé, une gamine d’origine tutsie te dit que c’est révoltant que M. de Stermaria chasse la grand-mère de sa table de restaurant à Balbec alors que sa propre famille a été massacrée à coups de machette, tu te dis qu’il s’est passé quelque chose avec ton travail.  

Certains personnages ont-ils monté ou sont-ils descendus dans votre estime ou dans votre intérêt durant le processus de création ?

Pour moi comme pour beaucoup, Swann passe de personnage idéal à un être assez lamentable qui finit par se vanter de ses relations avec un sous-secrétaire de cabinet ou je ne sais quoi. Mais s’il est minable, c’est moins par porosité avec une certaine médiocrité d’Odette que parce qu’il ne travaille pas, qu’il n’achève jamais son étude sur Vermeer, qu’il ne fait que dépenser le fric de son père. Un dandy à bons mots dont nous avons tous croisé des specimens, ces mondains brillants qui terminent tristement.  Il finit d’ailleurs par comprendre qu’aux yeux d’Oriane de Guermantes, sa mort a moins d’importance que le fait de bien assortir ses souliers à sa robe de soirée. A l’inverse, Charlus a beaucoup cru dans mon intérêt. Un méchant pour commencer, mais de plus en plus émouvant, intelligent, clairvoyant et sensible par la suite. Son antisémitisme d’époque, ontologique à son  milieu, s’estompe même au fil des pages, comme s’il n’avait auparavant fait que respecter des codes. Pour ce qui est de Françoise, d’abord gentille puis de plus en plus aigre, j’ai fini par comprendre qu’elle prend en charge tout ce que le narrateur ne peut pas dire. Pour la dessiner, je me suis inspiré d’une femme que j’ai connue et qui, ça ne s’invente pas, se prénommait Madeleine. Ce qu’il y a de très particulier dans la Recherche, c’est que les personnages évoluent, en bien ou en mal, alors qu’un personnage de La Comédie humaine chez Balzac ne se transforme pas, même si sa situation, notamment matérielle, évolue. Mais on n’y trouvera pas d’équivalent des changements de Mme Verdurin, par exemple.   

Pour vos milliers de lecteurs, les personnages de la Recherche possèdent à présent les traits que vous leur avez prêtés. Chacun s’en faisait auparavant sa propre idée, même s’ils étaient parfois inspirés par des personnes réelles. Comment vivez-vous cette influence sur tant d’imaginaires ?  

Si j’ai commis un crime, c’est celui-là. Et je n’use pas de cette expression à la légère. J’ai dépossédé le lecteur de la partie imagination — sa Françoise, c’est ma Françoise. A ce sujet, j’ai reçu plusieurs lettres de correspondants me disant que ma Françoise ne ressemblait pas à Céleste Albaret. A quoi je répondais que dans la Recherche, Françoise n’était pas Céleste Albaret, laquelle apparaît sous son vrai nom dans un des volumes. Il n’en reste pas moins vrai que je lui ai prêté l’apparence de Madeleine, intendante du manoir de Bléville au Havre.  J’ai commis ce crime, celui de toute adaptation. 

Votre travail a été traduit dans 27 langues. Sa réception, de même que celle de Proust, varie-t-elle beaucoup d’un pays à l’autre ?

Ce qui m’a frappé au Brésil, en Argentine ou au Mexique, c’est l’appétit pour les sciences humaines. Mon éditeur au Brésil est d’ailleurs celui de Jung ou de Kierkegaard. Et les questions qui m’étaient posées se révélaient extrêmement intéressantes, originales, souvent en rapport avec la philosophie. Toujours au Brésil, une édition spéciale avait été offerte aux gamins des favelas et ce qui attirait leur attention, c’était le mode de vie des Français de cette époque bénie aux yeux des étrangers. Je la leur donne à voir à travers un travail très documenté jusqu’aux robes et aux chaussures, je n’invente rien. Si j’en crois le discours prononcé par Michael Edwards, le Grand Prix de l’Académie française qui m’a été remis ne récompensait pas seulement le travail d’adaptation de la Recherche, mais aussi la mise à l’honneur du mode de vie à la française.  

Cela dit, les deux pays les plus proustiens sont l’Allemagne — le Marcel Proust Gesellschaft est plus puissant que la Société des Amis de Marcel Proust, et le Japon dont beaucoup de ressortissants viennent en pèlerinage à Combray, ce qui s’explique sans doute par le caractère contemplatif de la Recherche. J’ai trouvé moyen de m’adresser aux lecteurs de toutes nationalités en mélangeant deux manière, des personnages dessinés de façon assez sommaire et des arrière-plans très détaillés, cela donne un style universel. 

Pourquoi avoir redessiné Combray ?  

Je ne savais pas à quel point je souffrais depuis 25 ans à cause de cette BD dont les couleurs ne me plaisaient pas et introduisaient de la mélancolie à l’endroit où il ne s’en trouvait pas chez Proust. Et puis je ne savais pas dessiner les femmes — Oriane de Guermantes, Gilberte Swann et Odette de Crécy paraissaient moches, des véritables remèdes contre l’amour. Et puis surtout, elles n’étaient pas cohérentes avec leur représentation dans les albums suivants, ce qui contrevient à toutes les règles de la BD. J’ai également réintroduit des dessins supprimés dans la première édition. Enfin, j’ai aussi modifié le scénario, changé des textes dont je me suis aperçu qu’ils manquaient de clarté. Je me suis en quelque sorte enhardi à laisser plus de place aux textes dans ce « Combray saison 2 » — dans la saison 1, je craignais d’ennuyer les lecteurs de BD, bien à tort car cela fonctionne très bien en réalité. Dernière chose, j’ai ajouté un glossaire. 

Deux intégrales sont à présent disponibles, l’une couvre Du côté de chez Swann, l’autre A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Quelle sera la suite ? 

J’ai à présent pour projet de consacrer un ou deux volumes à certains épisodes choisis de la Recherche comme la mort de la grand-mère, la scène où Charlus tourne autour de Morel, le bal de têtes lors de la matinée chez les Guermantes. Et dans La Prisonnière, qui n’est pourtant pas ce que je préfère dans la Recherche, j’aimerais montrer le moment où le narrateur devient vraiment dingue de jalousie. Je reprendrai sans doute aussi la scène de la madeleine en lui ajoutant tout ce qui se rapporte à la mémoire involontaire, c’est-à-dire la serviette empesée, les dalles du baptistère à Venise et même les arbres que le narrateur aperçoit depuis la voiture de Mme de Villeparisis. 

Si vous trouviez Proust dans l’au-delà, qu’aimeriez-vous lui dire et qu’aimeriez-vous lui entendre vous dire ?

Bien souvent, je me suis dit que ce serait formidable de rencontrer cet homme dont tout le monde s’accordait à dire qu’il était délicieux, drôle, méchant comme il faut, une merveilleuse langue de pute. Mais rien n’est mystérieux dans la Recherche, tout est dit, il n’y a plus d’inconnu — autant j’aimerais revoir mon père et ma mère, morts très jeunes, autant j’ai l’impression de tout savoir de Proust. Beaucoup de gens qui découvrent Proust font ou se font cette réflexion : « C’est tellement ça ! » Et c’est sans doute ce que je lui dirais aussi en le rencontant : « C’est tellement ça, monsieur Proust ! » En retour, dans la mesure où je considère Proust comme un peintre raté, les dessins que nous connaissons de lui sont pour le moins malhabiles, la Recherche m’apparaît comme une manière de décrire les tableaux qu’il ne pouvait pas composer. J’aimerais en discuter avec lui, vérifier auprès de lui s’il voyait les choses telles que je les ai représentées, sous le même angle, selon la même perspective.


A l’ombre des jeunes filles en fleurs. Adaptation et dessin de Stéphane Heuet

Edition intégrale. Delcourt

224 p. 39,95 €


https://www.editions-delcourt.fr/bd/series/serie-la-recherche-du-temps-perdu/album-la-recherche-du-temps-perdu-integrale

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